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Full text of "À travers chants"

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A 


TRAVERS CHANTS 


-rr^^l^DES MUSICALES, ADORATIONS 


' ^ 


' '. 'W^UTADES ET CRITIQUES 



PAH 


HECTOR BERLIOZ 


Love's labour^s lost, (Shakspearc ) 
liostis habet muros... (Vibgile.) 



PARIS 

NICQEL L^VY FRMs, LIBRAIRES £dITEURS 

ROE VIVIEXKE, S BIS, ET BOULETAnD DE S ITALIEXS, 15 

A LA LIBBAIRIE NOUVELLE 

1862 

Tous droits reserves 


M. ERNEST LEGOUV^ 


DE L^ACADEMIE FRAN^IAISfi 


A 


TRAVERS CHANTS 


MUSIQUE* 


M0SIQUE, art d'emonvoir par dcs combinaisons de sons les 
lionimes inlelligents et doues d'orgaues speciaux et exerces. 
Definir ainsi la musique, c est avouer que nous ne la croyons 
pas, comme on dit, faite pour tout le monde. Quelles que 
soient en eflTet ses conditions d'existence, quels i{u'aient jamais 
ele ses moyens d*action, simples ou composes, doux on ener- 
giques, il a tonjours paru evident a 1 observaleur impartial 
qu'un grated nombre d'iudividus ne pouvanl ressentir ni com- 
prendre sa puissance, ceux-la n'etaient pas fails pour elle^ et 
que' par consequent elle rCetait point faite pour emCn 

La musique est a la fois un sentiment ct une science; elle 
cxigedc la part de celui qui la cuUive, executant ou cofiiposi- 
tour, une inspiration nalurelleetdesconnaissances qui ne s'ao- 
qnierent que par de longues eludes et de profondes meditations. 

^ Ce cbapilre fut pablie il y a une vingtaine d'annees dans un livre qui 
n'exisie plus et dont divers fragments sont reproduils dans ce volume. Le 
Iccteur ne sera peut-etre pas tache de le relrouver avant de nous suivr^ 
dans Tetude analytique, que nous alloni entreprendrCi de quelques chefs- 
d'ceuvre celcbres de Tart musical. U. B. 

1 


2 A TKAVCRS CHANTS. 

La reunion du savoir et de rinspiralioii coiislitue Tart. En de- 
hors de ces conditions, le musicien ne sera done qu'un artiste 
incomplet, si tant est qu'il merite le nom d'artiste. La grande 
question de la preeminence de i'organisalion sans elude sur 
I'^tude snns organisation, qu'Horace n'a pas ose resoudrc posi- 
tivement pour les poetes, nousparaitegalement difficile a traii- 
cher pour les musiciens. On a vu quelques hommes parfaile- 
ment etrangers a la science produire dlnstincl des airs graeieux 
ct meme sublimes, lemoiu Rougct de Tlsle et son immortelle 
Marseillaise; mais ces rares eclairs d*inspiration n'illuniinant 
qu'une partie de Fart, pendant que les aulres, non moins im- 
portantes, demeurent obscures, \l s'ensuit, cuegard a la nature 
complexc de notre musique, que ces homnies eu definitive ne 
peuvent etre ranges parmi les musiciens : ils ne sayent pas. 

On rencontre plus sou vent encore des esprits methodiques, 
calmes el froids, qui, apres avoir etudie paliemment la theorie, 
accumnle les observations, exerce longuenient leur esprit et 
\\v& tout le parti possible de leurs faculles incompletes, par- 
vienuent a ecrire des choses qui repondenl en apparence aux 
idees qu'on se fait vnlgairement de la musique, et satisfont 
Foreilie suns la charmer, et sans rien dire au cceur ui a Tima-- 
ginalion. Or, la satisfaction del ouie est fort loin des sensations 
delicieuses que pent eprouver cet organe; les jouissances du 
coeur et de I'imagination ne sont pas non plus de celles dont 
on puisse faire aisement bon marclie ; et comme elles se Irou- 
vent reunies a un plaisir sensuel des plus vifs dans les veri- 
tables oeuvres musicales de toutes les ecoles, ces producleurs 
impuissants doivent done encore, selon nous, Stre rayes du 
nombiedes musiciens : ils nesektekt pas. 

Ceque nous appelons musiqiie est nn art nouveau, en ce 
sens qu'ilne ressemble que fort peu, tres-probablenient, a ce 
que les anciens peuples civilises designaient sous cenom.D'ad- 
leurs, il faut le dire lout de suite, ce mot avail chez eux une 
acception tellement etendue, que loin de signifier simplement, 


A TRAVERS CHANTS. 5 

comtne aiijourdliiii, i*art des sons, il s*appliquait egalement a 
la dansjB, an gesle, a la poesie, a I'eloquence, et meme a la 
collection de toutes Ics sciences. En snpposant relymolo;;ie du 
mot mtisique dans celni de mtis€f le vaste sens que Ini don- 
naienl les anciens s'explique naturellemenl ; il exprimaitet de- 
vait expiimer, en efiel, ce a qtioi president les Muses. De la les 
eneurs ou sont tombes, dans leurs interpretations, beauconp 
dc commcntnteurs de rantiqiiile.Oyapourtant dans le langagc 
actuel nne expression consacree, dont le sens est presque aussi 
general. Nous disons : Fart, en parlanl de la reunion des tra- 
vanx de rintelligence, soil seule, soil nidee par certains or^ 
ganes, et des exercices du corps que Tesprit a poetises. Desorte 
que le lecteur qui dans deux mille ans (rouvera dans nos livres 
cetfe phrase devenue le litre banal de bien des divagations : 
ft De letat de Tart en Europe au dix-ueuvieme siecle » devra 
I'interpreter ainsi : De I'etat de la poesie, de Teloquence, de la 
musique, de la peinture, de la gravure, de la statuaire, deFar- 
chitecture, de Taction dramatique, de la pantomime et de la 
danse en European dix-neuvieme siecle. ^ On voit qu*a Tex- 
ception pres des sciences exactes, auxquelles il ne s'applique 
pas, noire mot art correspond fort bien au mot musique des 
anciens. 

Ce qn'etait chez eux Tart des sons proprement dit, nous ne 
le Savons que fort imparfaitement. Quelques fails i&oles, ra- 
contes peut-eire avec une exageration dont on voil joumelle- 
ment des exemples analogues, les idees boursouflees ou tout a 
faitabsurdes de certains philosophes, quelquefois aussi la faussc 
interpretation de leurs ecrits, tendraient a lui attribuer une 
puissance immense, et une influence sur les mceurs telle, que 
IcR legislateurs devaient^ dans Tinteret des peuples, en deter* 
miner la marche et en regler I'emploi. Sans tenir compte des 
causes qui out pu concourir a I'alleratiou de la verite a cet 
egard, et en admettant que la musique des Grecs ait reellement 
produil sur quelques individus des impressions extraordinaires. 


4 A TRAVERS CHANTS, 

qui n'£taient dues ni aux idecs exprimees par la poesie, iii u 
Texpression des tniils ou de la panloniime du chanteur, mais 
bien a la musique elle-meme el seulement h elle, le fait ne 
prouverait en aucune facon que cet art eAt atleint cliez eux un 
haul degre de pei feclion. Qui ne connait la violente action des 
sons musicaux, combines de la fagon la plus ordinaire, sur les 
temperaments nerveux dans certaines circonslanccs? Apres un 
feslin splendide, par exemple, qnand excite par les acclama- 
tions enivrantes d'une fonle d'adorateurs, par le souvenir d'un 
Iriomphe recent, par I'esperance de victoires nouvelles, par 
Faspect des armes, par c^Iui des belles esclaves qui I'entou- 
raient, par les idees de volupte, d'amour, de gloire, de puis- 
sance, d'immortalile, seeondees de Taction eiiergique de la 
bonne chere et du vin, Alexandre, dont Torganisation d*ail- 
Icurs etait si impressionnuble, delirait aux accents deTiniothce, 
on con^it tres-bien qu'il n'ait pas fallu de grands efforts de 
genie de la part du chanteur pour agir aussi fortement sur cette 
sensibilite porlSe a un etat presque maladif. 

Rousseau, en citant Texemple plus moderne du roi de Da- 
nemark, Erric, que certains chants rendaieiit furieux an point 
de tuer ses meilleurs domestiques, fait bien observer, il est 
vrai, que ces malheureux devaient etre leaiicoup moins que 
leur maitre sensibles a la musique ; autrement il eut pu courir 
la moitie dn danger. Mais Tinstinct paradoxal du philosophese 
(Iccele encore dans cetle spirituelle irouie. Eh! oui, sans doute, 
Ics serviteurs du roi danois efaieiit n^^^ins sensibles a la mu- 
sique que leur sou verain! Qu'y a-t-il la detonnant? Neserait-il 
pas fort etrange an contraire qu*il en eut ete autrement? Ne 
sait-on pas que le sens mu>icai se developpe par Fexercice? 
que certaines affections de I'Ame, tres-actives cliez quelques in. 
dividus, le sont foit pen chez beaucoup d*autres? que la sensi- 
bilite nerveuse est en quelque soi te le partage des classes ele- 
vees de la sociele, quand les classes inferieures, soil a cause 
des travaux manuels auxquels elles se livrent, soil pour toule 


A TRAVERS CHANTS. 5 

autre raison, en sont h peu pies depourvues? et n'esl-ce pas 
parce que cetle inegalilS clans les organbations est incontes- 
table et incontestee, que nous avons si fort restreint, en defi- 
nissant la musique, Ic nombre des hommes sur lesquels elle 
agit, 

Gependant Rousseau , tout en ridiculisant ainsi ces reeils des 
merTeilles oper£^ par la musique antique, parait en d'autres 
endroits leur accorder assez de eroyance pour placer beaucoup 
au-dessus de Tart modeme cet art ancien que nous connais- 
sons a peine et qu'il ne connaissait pas mieux que nous. II de- 
vait cerles, moins que perjsonne, dSprecier les effets de la 
musique actuelle, car Tenthousiasme avec lequel il en parle 
partout ailleurs prouve qu'ils etaient sur lui d'une inlensite 
des moins ordiiiaires. Quoi qu'il eu soit, et en jetant seuiement 
nos regards autour de nous, il sera facile de citer, en faveur du 
pouvoir de notre musique, des faits rerlains, dont la valeur est 
au moius egale a celledes anecdotes douteuses des anciens bis* 
toriens. Combien de fois n'avons-nous pas vu h Taudition des 
chefs-d'oeuvre de nos grands niaitres> des auditeurs agitSs de 
sfiasmes teriibles, pleurer et rire a la fois, et manifesler tons 
les symptomes du delire el de la fievre! Un jeune musicien 
provencal, sousl'empire des sentiments passionnes qu'avait fait 
naitre en lui la Vestale de Spontini, ne put supporter Tidee de 
rentrer dans notre monde prosa'ique, au sortir du ciel de poesie 
qui venait de lui Streouvert; il prevint par leltres ses amis de 
son dessein, et apres avoir encore entendu le cbef-d'ceuvre, 
objet de son admiration extalique, pensant avec raison qu il 
avait atteint le maximum de la somme de bonheur reservee a 
rhommesur la lerre, un soir, a la porte de TOpera, il se bruia 
la cervelle. 

La celebre cantatrice, madame Malibran, entendant pour la 
premiere fois, au Conservatoire, la symphonie en ut mineur 
de Beethoven, fut saisie dt* convulsions telies, qu*il fallut Tern- 
porter hors de la salle. Yingl fois nous avons vu, en pareil cas, 


6 A TRAVERS CHANTS. 

des homines graves obliges de sortir pour soustraire aux re- 
gards du public la violence de leurs emotions. Quunt a celles 
cpiel'auteur decette etude doit personnellement a la musique, 
il aifirnie que rien au mondene sauraiten donner Tideeexacte 
a qui ne les a point eprouvees. Sans parler des aflections mo- 
rales que cet art a developp^es en lui, et pour ne ciler que 
les impressions regues et les effets eprouves au moment 
meme de Texecution des ouvrages qu'il admire, voici ce 
qu'il peut dire en toute verile : A I'audition de certains mor- 
ceaux de musique, mes forces vitales semblent d'abord dou- 
blees; je sens un plaisir delicieux, oii le raisonnement n'entre 
ponr rien; Thabilnde de Fanalyse vient ensuile d'elle-meme 
fuire nailre I'admiration; I'emotion croissant e\f raison direcle 
de I'energie ou de la grandeur des idees de Tauleur, produit 
bientot uue agitation etrange dans la circulation du sung; mes 
^rteres battent avec violence; les larmes qui, d'ordinaire, an- 
noncent la fin du paroxysme, n'en indiquent sou vent qu'un 
etat progressif, qui doit &[re de beaucoup depasse. En ce cas, 
ce sont des contractions spasmodiques des muscles, un trem- 
blement de tons les membres, un engourdissement total des 
pieds et des mainSj une paralysie partielle des nerfs de la 
vision et de Taudition, je n'y vois plus, j'entends a peine ; ver- 
tige... demi-evanouissemont. . . On pense bien que des sensa- 
tions portees a ce liegre de violence sont assez rares, et que 
d'ailleurs il y a un vigoureux contraste a leur opposer« celui 
du mauvais effet musical^ prcduisanl le coutraire de Tadmi- 
ration et du plaisir. Aucune musique n'agit plus fortement en 
ce sens, que cdie dont le defaut principal me parait etre la 
platitude jointe a la faussele d expression. Alors je rougis 
comme de honte, unc veritable indignation s'cmpare de moi, 
on pourrait, a me voir, croire que je viens de recevoir un de 
ces outrages pour lesquels il n'y a pas de pardon ; il se fait, 
pour chasser Timpression recue, un soulevement general, un 
elTort d'excr^tion dans tout Torganisme, analogue aux e£forls 


A TRAVERS CHANTS. 7 

du voniissement , quaiid Testomac veut rejeler nine liqueur 
nauseabonde. G'est le degout el la haine jiorles a leur lerme 
extreme ; cette musique m*exaspere, et je la vomis par tous les 
pores. 

Sans doute I'liabitude de deguiser ou de maitriser mes senti- 
ments, permet raremeiit a eelui-ci de se niontrer dans lout son 
jour; et s'il m'est arrive quelquefois, depuis ma premiere jeu- 
nesse, de lui donner earrigre, c*est que le temps de la reflexion 
ra'avait manque, j'avais ete pris an depourvu. 

La musique moderne n'a done rien a envier en puissance a 
celle des aneiens. A present, quels sont les modes d' action de 
notre art musical? Yoici tous ceux que nous connaissons; et, 
bien qu'ils soient fort nombreux, il n'est pas prouve qu'on ne 
puisse dans la suite en decouvrir encore quelques autres. Ge sont : 

LA MELODIE. 

EiTet musical produit par diflerents sons eutendus successive^ 
menu et fornmles en phrases plus ou moins symelriques. 
L'art d^encbainer d'une facon agreable ces series de sons di- 
vers, ou de leur donner un sens expressif, ne s*apprend point , 
c^est un don de la nature, que Tobserviktion des melodies pre- 
existanles et le caractere propre des individus et des peuples 
modificnt de mille manieres. 

l'harhonie. 

Efiet musical produit par diiTerents sons entendus simtdta' 
nement. Les dispositions naturelles peuvent seules, sans doute, 
faire le grand harmoniste; cependant la connaissance des 
groupes de sons produisant les accords (generalement recon- 
nus pour agreables et beaux), et Fart de les encfaainer regu- 
lierement, s'enseignent partout avec succes. 

LE RHYTHIIE. 

Division symetrique du temps par les sons. On n'apprend 


A TRAVERS CHAISTS. 


pai' au musicieiii a trouver de belles formes rhythmiques; la 
faculte parliciilicre qui las lui fait decouvrir est J'uiie des plus 
rares. Le rliythme, de toules les parlies de la musique, nous 
parait etre aujourd'hui la moins avancee. 


l'expression. 


Qualite par laqnelle la musique se trouve en rapport direct 
de earactere arec les sentiments qil'elle veut rendre, les pas- 
sions qu*elle veut exciter. La perception de ce rapport est exces- 
sivement peu commune; on voit frequemment le public tout 
enlier d'ime solJe d'opera, qu'un son doutcux revollerait a 
rinstant, ecouler snns mScoittenlement, et meme avcc plaisir, 
des morceaux dont I'cxprcssion est d'ime complete faussete. 

LES HODDLATIONS. 

On dcsigne aujourd'hui par ce met les passages ou transitions 
d'un ton ou d'un mode a un mode ou a un Ion nouveau. L e- 
tude peut faire beaucoup pour apprendre au musicien Tart de 
deplncer ainsi avec avantage la tonalite, et a modifier a propos 
sa constitution. En general les cfaants popubires modulenl 
peu. 

l' INSTRUMENTATION. 

Consiste a faire executer, a cliaque instrument ce qui con- 
vient le mienx a sa nature propre et a I'efTet qu'il s*agit de 
produire. G'est en outre Tart de grouper les instruments de 
maniere a modifier le son des uns par celui des autres, en fai- 
sant r^sulter de Tensemble un son pirticulier que ne produi- 
rait aucun d'eux isolement, ni i-euni aux instruments de son 
espece. Cette face de Tinstrumentation est exactement» en mu-- 
sique, ce que le colons est en peinture. Puissante, splendide et 
sou vent oulree aujourd'hui, elle elait a peine coniiue avant 
la fin du siecle dernier. Nous croyons egalement, commc 
pour le rhythme, la melodie et I'expression, que TSlude des 


A TRAVERS CHANTS. 9 

modeles peut meltre le musicien siir la voie qui conduit ft la 
pos^eder, mais qu'on n'y reus^it point sans des dispositions 
speciales. 

LE POINT DE DEPART DES SONS, 

En placanl Taudileur a plus on nioins dc distance des exe- 
cutants, et en eloignant dans certaines occasions les instru- 
ments sonores les uns des autres, on obtienl dans I'efiet musi- 
cal des nnodifications qui n*ont pas encore ete suffisamment 
observees . 

LE DEGr.E d'iMENSITE PES SONS. 

Tellcs phrases et telles inflexions presentees avec douceur 
ou moderation ne produisent absdument rien, qui peuvcnt 
devenir fort belles en leur donnant la force d'emission qu'elles 
reclament. La proposition inverse amene des result ats encore 
plus frappants : en violentant une idee douce, on arrive au ri- 
dicule et au moustrueux. 

LA MULTIPLIGITE DES SONS. 

Est Tun des plus puissanis principes d'emotion musicale. 
Les instruments ou les voix etanl en grand nombre et occu- 
pant une large surface, la masse d'air mise en vibration de- 
vient enornie, et ses ondulations preuneut alors un caraclere 
dont ellessout ordinairement depourvues. Tellement que, dans 
une eglise occupee par une foule de chanteurs, si un seul 
d'entre eux se fait entendre, quels que soient la force, la beaute 
de son organe et I'art qu'il mettra dans Texecution d un theme 
simple et lent, m»is peu interessanl en soi, il ne produira 
qn'miefl'et mediocre; tandis que ce meme theme repris, sans 
beaucoup dart, a Tunisson, par toutes les voix, acquerra aus* 
sitot une incroyaltle majesle. 

Des diverses parlies constitulives de la musique que nous 

1. 


10 A TRAVEUS CHANTS. 

venous de signaler, presque toules paraissent avoir ete em- 
ployees par les anciens. La connaissance de Tharmonie leur est 
seule generalement contestee. Un savant compositeur^ notre 
conlemporainy M. Lesueur, s etait, il y a quarante ans, pose 
Tintrepide aiitagoniste de celle opinion. Voici les motifs de ses 
adversaires : 

« Llmrmonie netait pas connne des anciens^ disenl-ils, 
diffe rents passages de leurs historiens et une foule dedocu* 
ments en font foi. lis n'employaient que I'unisson et Toctave. 
On sail en outre que Tharmonie est une invention qui ne re- 
monte pas au dela du huitieme siecle. La gamme et la con- 
stitution tonale des anciens n*etant pas les memes que les 
nolres, inventees par Fltalien Guido d'Arezzo, mais bien sem- 
blables a celles du plain-chant, qui n'est lui-meme qu^un reste 
de la musique grecque, il est evident, pour tout homme verse 
dans la science des accords, que cette sorte de chant, rebelle a 
'*accompagnement harmonique, ne comporte que Tunisson ef. 
Toctave. » 

On pourrait repoudre a cela que Tinvention de Tharmonie 
au moyen age ne prouve point qu'elle ait ete inconnue aux sie- 
cles anterieurs. Plusieurs des connaissances Immaines ont elS 
perdues et retrouvees; et I'uue des plus importanles decou- 
vertes que TEurope s'attribne, celle de la poudre a canon, avait 
ete faite en Chine fort longtemps auparavaat. II n'est d'ailleurs 
lien moins que certain, au sujet des inventions de Guido d*A- 
rezzo, qu'elles soienl reellement les siennes^ car lui-mSme dans 
scs ecrils en cite plusieurs comme choses universellement ad- 
niisesavant lui. Quant s^ la difficulte d*adapter au plaint-chant 
notre harmonie, sans nier qu'elle ne s'unisse plus naturelle- 
ment aux formes mclodiques modernes, le fait du chant ecclg- 
siastiquc execute en contre-poinl a plusieurs parties, et de plus 
aecompagne par les accords de Torgue dans toutes les eglises, 
y repond suffisamment. Yoyons a present sur quoi etait basee 
■'opinion de M. Lesueur. 


A TRAYERS CHANTS. ii 

a Uharmonie elait connue des ancienSj disait-il, les mt- 
vresde leurspoeteSf philosophes et liistoriens leprouvent 
en maint endroit d'une facon peremptoire. Ces fragments 
liistoriques, fort clair$ en eux-memes, ont ete traduits a contre- 
sens. Grace a Tin tell igence que nous avons de la notation des 
Grecs, des morceaux enliers dc ]eur niusique, a plusieiflrs voix 
accompagnees de divers instruments, sont ia pour temoigner 
de celte yerite. Des duos, trios et choeurs, de Sapho, Olympe, 
Terpandre, Aristoxcne, etc., fidelement reproduits dans nos 
signes musicaux, seront publies plus tard. On y trouvera une 
barmonie simple et claire, ou les accords les plus doux sont 
seuls employes, et dont Ic style est absolnment le mSme que 
celui de certains fragments de musique religieuse, composes 
de nos jours. Leur gamme et lenr syst^mc de tonalite sont 
parfaitement identiques aux notres. C'est une erreur des plus 
graves de voir dans le plain-chant, tnndition monstrueuse des 
hymnes barbares que les Druides hurlaient autour de la statue 
d'Odin, en lui ofTrant d'horribles sacrifices, un debris de la 
musique grecque. Quelques cantiques en usage dans le rituel 
de 1 eglise catholique sont grecs, il est vrai ; aussi les trouvons- 
nou!^ concus dans le meme systeme que la musique moderne? 
D*ailleitrs, qnand les preuves dc fait manqueraient, celles de 
raisonnement ne suffisent-elles pas a demontrer la faussele de 
I'opinion qui refuse aux anciens la connaissance et Tusage de 
rharmonie? Quoi ! les Grecs, ces fils ingenieux et polis de la 
terre qui vit naitre Homere, Sophocle, Pindare, Praxilele, 
Phidias, Apelles, Zenxis, ce peuple artiste qui elevait des tem- 
ples merveilleux que le temps n*a pas encore abatlus, dont le ci- 
seau taillait dans le marbre des formes humaines dignes de re- 
presenter les dieux; ce peuple, dont les oeuvres monumentales 
servent de modeles aux poetes, slatiiaires, archilectes et fiein- 
tres de nos jours, n'anrait eu qu*une musique incomplete et 
grossiere comme celle des barbares?... Quoi ! ces milliers de 
chanteurs des deux sexes entretenus 5 grands fraia dans les 


12 A TRAVERS CHANTS. 

temples, ces myriades d'iiistnimenls de natures diverses qu'ils 
nommaient : Lyra^ Psalte^'innij Trigoniumj Sambucay Ci- 
thara, Pedis^ Maga, Barbiton^ Testndo, Epiganinm^ Sim- 
midum^ Efandoron^ etc,^ pour les instruments a cordes; 
TubUy Fistula^ Tibia, Cofwi, Lituus, etc., pour les instnu 
ments 5 vent; Tympanum^ Cymbalumy Crepitaculumy Tin- 
tinnabuluniy Crotaluniy etCy pour le^ instruments de percus- 
sion/ u'auraient ete employes qu'a proJnire de froids ets(£riles 
unissons ou de pauvres octaves! On aurait ainsi fait marcher 
du mSme pas la harpe et la trompette; on aurait enchaine de 
force dans un unisson grotesque deux instruments dont les al- 
lures, le caractere et Teffet different si enormementl C est 
faire i Tintelligence et au sens musical d'un grand peuple une 
injure qu'il nc mSrife pas, c'est taxer la Grece entiere de bar- 
baric . » 

Tels elaicnt les motifs de Fopinion de M. Lesueur. Quant 
aux faits cites en preuves, on ne pent rien leur opposer; si Til. 
lustre mail re avait publie son grand ouvrage sur la musique 
antique, avec les fragments dont nous avons parte plus haut; 
s'il avait indiqu£ les sources oil il a puise, les manu^«rits qu'il 
a compulses; si les incrediiles avaient pu se convaincre par 
leurs propres yeux, que ces harmonies attribuecs aux Grecs 
nous out ele reellement leguees par eux; alors sans doule 
M. Lesueur eAt gagng la cause au plaidoyer de laquelle il a tra* 
vaille si longtemps avec une perseverance et une conviction 
inebranlables. Malheureusemeiit il ne I'a pas fait, et comme le 
doute est encore Ires-permis sur cette question, nous aliens 
discuter les preuves de raisonnement avancees par H. Lesueur, 
avec rimpartialite et lattention que nous avons apporlees dans 
Fexameu des idees de ses antagonistes* Nous lui repondrons 
done : 

Les plains-chants que vous appelez barbares ne sent pas 
tons aussi severement juges par la genSralite des musiciens 
actuels ; il en est plusieurs, au conlraire, qui leur parais«ent 


A TRAYERS CHANTS. IS 

empreints d^itn rare caractere de severite et de grandeur. Le 
systeme de tonalile dans lequel ces liymiies sonl ^crites, et que 
vous condamnez, est susceptible de renconlrer frequemment 
d'admirdblesapplicalions. Bcaueoup de chants populaires, pleius 
d'expression et de naivete, sonl depourvus de note sensible, 
et par consequent ecrits dans le systeme tonal du plain-chanL 
D'autres, comma les airs ecossais, appartiennent a une echelle 
musicale bien plus Strange encore, puisque le 4* et le 7*degre 
de notre ganune n'y flgurent point. Quoi de plus frais eepen* 
dant et de plus energique parfois que ces melodies des mon- 
tagnes? Declarer barbares des formes contraires a nos habi« 
tudes, ce n est pas prouver qu'une education diflerente de celle 
que nous avons re^ue ne puisse en venir a modifier singuliere* 
meiit nos opinions a leur sujet. De plus, sans aller jusqu a 
taxer la Grece de barbarie, admettons seulement que sa mu-- 
sique, comparativpmenl a la notre, fut encore dans renfance : 
le conlraste de cet etat imparfait d'un art special et de la 
splendeur des autres arts, qui n'ont avec liii aucun point de 
contact, aucune espece de rapport, n'est point du tout inad- 
missible. Le raisonnement qui tendrait a faire regarder comme 
impossible cette anomalie est loin d'etre nouveau, et l*on sait 
qu*cu mainte circonstance il a amene a des conclusions que les 
faits ont ensuite demeulics avec une brutJilitS desesperanle. 

L'argument tire du pen de raison musicale qu'il y aurait a 
faire marcher ensemble a I'unisson ou a I'ocbive des instru- 
ments de n:itures aussi dissemblables qu*uue lyre, une trom- 
pelte et des timbales, est sans force reelle; car enfin, celte dis- 
position instrumentale est-elle praticable? Oui, sans doute, et 
les musiciens actuels pourront I'employer quand ils voudront. 
11 n'est done pas extraordinaire qu*elle ait ete admise chez des 
peuples auxquels la coi^litution meme de leur art ne permet- 
tait pas d*en employer d*autre* 

A present, quant a la snperiorile de notre musique sur. la 
musique antique, elle pa rait pins que probable. Soit en effet 


i* A TRAVERS CHANTS. 

que les auciens aient connu riiarmonie, soit qu*il$ Faient 
ignoiee, en reunissant en faiseeau les idees que les partisans 
des deux opinions contraires nous ont donnees de la nature et 
des moyens de. leur art, il en resulte avec assez d'£vidence 
celle conclusion : 

Notre musique contient celle des anciens, mais la leur ne 
contenait pas la noire ; c'est-a-dire, nous pouvons aisement 
reproduire les effets de la musique antique, et de plus un 
nombre infini d'autres elTels qii elle n'a jamais connus et qu'il 
lui elait impossible de rendre. 

Nous n'avons rien dit de I'ai't des sons en Orient; voici 
pourquoi : tout ce que iesvoyageurs nous ont appris a ce sujet 
jusqu'ici se borne a des puerililes informes et sans relations 
aucunes avec les idees que nous altachons au mot musique. A 
moins doncde notions nouvelles et opposees snr tons les points 
a celles qui nous sont acquises, nous devons regarder la mu- 
sique, chez les Orientaux, comme un bruit grotesque^ analogue 
a celui que font les enfants dans leurs jeux ^ 

* Depuis que CCS ligncs fiirent ecrites nous a vons cu Toccasion en France 
et en An^lelerrc, d*entendre des niusiciens arabes, chinois el persans^ et 
(outes les experiences qu'il nous a ete permis de I'aire sur leurs chants 
sur leurs instruments, comme aussi les questions que nous avcris adressecs 
a quolques-uns d'entre etix qui parlaient frangais, tout nous a confirme 
dans cette opinion.